Miriam Silesu: Elle était assise au bord du chemin, sur un petit
talus dans une plaine immense où d'énormes rochers semblaient des vagues
pétrifiées sous le regard de Méduse du soleil. Lorsqu'elle leva les yeux vers
moi, je fus saisie par la perfection de sa tristesse. Elle ne déformait aucun
de ses traits, et si je sus qu'elle était triste, d'une tristesse telle que je
n'en avais jamais vue de plus profonde peut-être, c'était du fait d'une
impression obscure répandue dans tout son être, et que ses gestes, pourtant
d'une grande retenue, semblaient incarner encore. Je m'approchai d'elle
lentement, soucieuse de manifester mon respect. Mais elle me regarda avec des
jeux d'une intensité si claire que j'eus honte de ma discrétion comme d'un
excès. Arrivée près d'elle, je lui souris, incapable finalement de lui dire
quoi que ce soit qui m'eût paru valoir la peine. Elle dut comprendre ce que je
pouvais ressentir, et c'est avec une tendresse que je n'oublierai jamais, que
pour me rassurer sans doute, elle me prit la main. Alors je n'hésitai plus. Et
je murmurai: "Madame..." Son regard se ferma un peu plus sur le mien,
mais sans aucune agressivité, avec cette concentration neutre plutôt de
l'attente. Et je continuai le plus simplement que je pus: "Madame, pourquoi
souffrez-vous?" Elle baissa les yeux dans un mouvement instinctif de
pudeur. Il était trop tard pour l'en empêcher, et je demeurai silencieuse,
gênée d'avoir pu la blesser ainsi alors que je n'étais rien comparée à elle. Je
vis alors soudain avec plus d'acuité le paysage auteur de moi. La femme eut un
mouvement, et comme si elle avait tiré sur un drap où nous aurions été
enveloppées ensemble, je bougeai un peu moi aussi à ses côtés -- car je m'étais
assise auprès d'elle. Elle se tourna ensuite vers moi, et elle dit d'une voix
sourde: "Je ne souffre pas". Pourquoi fus-je aussi émue en entendant
ces mots? … Oh! cette femme était si belle, si parfaite! Je lui touchai
l'épaule dans un sentiment d'humilité presque oppressant, mais qui ne me
rendait pas moins avide pourtant de lui faire sentir que je comprenais,
aussi dérisoire que pût être mon degré de compréhension. Je désirai de toutes
mes forces ne plus respirer, disparaître… afin qu'elle ne me vît plus dans
toute cette inexactitude qu'est être. Mais tout à coup, je fus prise dans un
tourbillon. Une lumière se mit à briller comme un vol d'oiseaux enflammés dans
le grand ciel nu. Et voilà, je suis ici. Un soleil aussi blanc que de l'étain
repose derrière les forêts brunes qui se lèvent à l'horizon des champs dans une
immobilité de remparts. Une silhouette soudain s'approche dans l'air
poussiéreux. Elle vient vers moi. Et plus elle s'avance, plus je vois que cette
femme -- car c'est une femme, une femme aussi menue qu'un ivoire, avec des
cheveux qui flottent doucement -- est très jeune. Et lorsqu'elle arrive près de
moi, c'est presque une enfant qui me dit: "Madame..."
Observation 1. -- Lorsque j’entrais dans le
cimetière, il y régnait un silence qui m'impressionna un peu. J'arrivais à la
tombe de mon père quand une jeune fille portant des roses s'en approcha aussi.
Elle me regarda tristement et je constatai que, vêtue comme moi, elle me
ressemblait. Une autre moi-même. C'était comme une soeur jumelle, elle marchais
doucement, ses regards étaient un peu tristes et, lorsqu'elle s'est assise près
de moi, elle était si vivante que je criai et tout disparut au moment où
elle allait me poser la main sur l'épaule.
M. S.: Une absence fait résonner tout l'espace,
le vide, par une fracture soudain que rien ne corrige, aucun raison, et dans
laquelle toute réalité s'engloutit.
Toutes ces absences qui ont uni leur
faisceau en une pointe unique qui m'a crevé l'esprit.
Obs. 2. -- Etant enfant, à quatorze
ans, elle fut prise pour la première fois à table de la pensée qu'elle ne
savait plus qui elle était. Elle se leva brusquement de table, affolée, et
demandant à ses parents qui elle était. Cela dura plusieurs heures. Elle eut à
plusieurs reprises le même phénomène. Dans ce moment elle ne sait plus son nom,
il lui semble que son cerveau est tout blanc, sans forme, et disparaît. Elle ne
sent plus son corps, et se lève quelquefois pour se chercher elle-même.
M. S.: Je la vois, je la sens d'une manière très distincte.
Elle fait au fond de moi une tranchée secrète. Elle n'est pas mon double, c'est
moi plutôt qui suis son double. Elle est quelque part dans un labyrinthe aux
parois de verre qui me permettent de la voir sans pouvoir la rejoindre.
J'essaie d'aller à elle, mais je ne cesse de heurter contre les parois
transparentes, pleines de traîtrise. Ne pas parvenir à l'atteindre malgré tous
mes efforts me met au comble du désespoir, et chaque fois qu'un mur de verre me
cogne, il fait éclater en moi un sanglot qui ne vient pas jusqu'à ma poitrine,
et meurt sombrement, dans une décomposition silencieuse qui m'étreint. Pourquoi
suis-je séparée d'elle puisqu'elle est mon corps? C'est si insupportable… J'ai
dit qu'elle était moi il me semble, il faudrait rectifier, car elle n'est pas
quelqu'un, et si c'est un être cependant, c'est un être impersonnel, et je ne
crois pas qu'elle serait différente si j'étais une autre.
Obs. 3. -- Un soir qu'elle était assise près d'une
table où il y avait une petite lampe, ne faisant rien, et rêvassant, elle se
vit tout à coup comme dans une glace -- c'est elle-même qui me l'expliqua
ainsi. -- Elle avait mêmes vêtements, mêmes mains et même figure. Mais ce qui
l'effraya surtout, c'était de voir ses yeux qui la regardaient effarés. Elle se
voyait respirer et vivre à l'unisson avec elle-même. C'est l'hallucination
spéculaire parfaite. Elle ne proféra aucune parole. Elle ne sait plus ce
qu'elle a ressenti alors. "Je ne sais ce que je sentais, dit-elle, c'est
comme si c'était moi qui avais été en face." Et pensant à ces yeux qui
avaient l'air effaré, elle me fit la réflexion que les siens devaient avoir
cette même expression dans le même moment, car elle était très effrayée. Cela
dura une heure environ; puis tout devint noir et elle se retrouva dans son
fauteuil courbaturée et toute tremblante.
M. S.: La vie n'est pas ce que l'on croit, et sa forme n'est
pas celle qui apparaît. Tout est infiniment plus indirect qu'on ne l'imagine.
Cela est en dehors de mon esprit,
inaccessible à ce que je peux penser. Je ne sais rien. Je sens comme je
sentirais dans une autre vie.
Je suis l'œil d'un corps inconnu qui
s'ouvre dans mon être, mais c'est ailleurs que les images sont vraiment vues.
Dans ce terrible paysage, les portes, les
bornes, les ponts… sont des morts et bien qu'ils nous rendent sensibles le
paysage, ses limites, ses voies, ils ne nous parlent pas, et si nous croyons
les entendre, ce n'est qu'en esprit, dans les résurrections de nos pensées.
Vue imprenable sur la mort. On ne verra,
de l'extérieur, que la chambre vide.
Je ne serai plus que silence. A la
première pensée je sauterai comme sur une mine.
Obs. 4. -- J'ai reçu un coup de balle sur le front, un coup de hache sur la tête. J'ai un vide comme si on me
retirait ce qu'il y a à l'intérieur de mon cerveau. Les gens le voient et c'est
pour cela que j'ai changé ma coiffure.
M. S.: Il y a quelqu'un en moi qui frappe à la
porte. J'ai mis tous mes meubles pour l'empêcher d'entrer, mais maintenant
j'entends frapper à la fenêtre… Je ne vois rien d'autre que le ciel, mais je
redoute ce qui veut venir. Était-ce le ciel aussi qui frappe à ma porte après
avoir fait le tour de la maison?
Obs. 5. -- Un jour, étant au sanatorium, elle monte
chez elle, prise d'une peur qu'elle ne peut expliquer, et place un fauteuil
devant la porte de sa chambre, comme pour se défendre contre l'entrée de
quelqu'un. Elle tremble de tous ses membres. Elle se mit la tête dans les mains
et se vit alors mais le visage seulement, devant elle, rougissante, tout près,
face à face avec elle-même. Elle se dit alors avec angoisse: Je ne pourrai donc
être seule puisque cette figure sera devant moi. C'était comme un reflet
d'elle-même, me dit-elle. Elle rougissait et avait l'air de se moquer d'elle,
cela ne dura d'ailleurs qu'une minute à peine et lui fit très peur, mais se
reproduisit plusieurs fois.
M. S.: Nous dormions dans une pièce dont la
fenêtre était assez haute, presque collée au plafond. Je fus soudain réveillée
dans la nuit. Je regardai la fenêtre et me sentis soulevée, happée par une
force matérielle que je savais venir du ciel et qui venait se plaquer sur mon
crâne en l'aimantant. je me retrouvai debout sur mon lit, littéralement saisie
par cette force qui me collait à elle. Puis je vis un être qui s'esquivait de
la pièce: une ombre noir, mais qui avait un corps. je pensai alors à la
philosophie, assez inexplicablement, par un de ces raccourcis de l'esprit qui
ne semblent absurdes que par le défaut dans lequel se trouve la raison d'en
retracer le cours. Je songeai que malgré tout ce que je pourrais sentir dans ma
vie -- et il semblait que je fusse amenée à connaître les phénomènes les plus
déroutants -- je garderais toujours intact le souci et l'exigence d'une
lucidité inflexible, même si je restais transparente et infiniment réceptive.
Je m'en faisais la promesse. Sur le lit à côté du mien où dormait ma sœur (jumelle),
je vis encore un de ces êtres absolument noirs. Il était assis et paraissait
attendre ou observer. Puis il disparut, mais pas en s'enfuyant cette fois.
Volatilisé. J'avais peur maintenant. Cette peur avait dû se glisser d'un seul
coup sans que je m'en aperçoive, car elle m'envahissait tout entière alors que
je ne me souvenais pas l'avoir éprouvée auparavant. Pour m'apaiser, je voulais
me glisser dans le lit de ma sœur pour dormir avec elle, mais elle se mit à
gémir et je crus que je l'avais réveillée, du coup je reculai, et je chuchotai
seulement quelque chose à son oreille dont je ne me souviens pas. Afin de me
rassurer et pour me montrer son affection -- car elle était endormie en même temps
qu'éveillée, par une de ses contradictions insolubles qui sont le propre de la
poésie et des rêves -- elle m'embrassa sur le front avec une grande tendresse,
puis sur le visage, les yeux… Ses lèvres étaient toutes brûlantes de sommeil.
Et finalement elle me donna un baiser, un vrai baiser! et un baiser si profond
que je le sentis continuer dans ma bouche, plein d'une inquiétante vie. Alors
je voulus m'échapper, pénétrée soudain par une conscience horrible, l'intuition
absolue que je m'étais trompée, et tandis que je poussais un cri de terreur, je
vis la fenêtre dans le mur qui éclate dans un silence épouvantable.
Obs. 6. -- A la nuit tombante, jamais dans le jour,
elle apercevait à 3 mètres environ devant elle un fantôme qui lui ressemblait,
mais en plus petit et habillé comme elle. Cela l'effrayait; elle s'arrêtait,
et, si elle était seule, cela durait quelquefois pendant une heure. Alors le
fantôme tournait sur la droite, toujours, en gardant sa distance et
disparaissait derrière elle. "C'est, dit-elle, comme une ombre qui tourne
avec le soleil." Cela la gênait, l'empêchait de respirer. La fantôme
disparaissait dès qu'il y avait de la lumière. "S'il n'y en avait pas,
dit-elle, je partais dans le domaine des rêves." En effet, dès qu'elle est
dans l'obscurité pendant quelque temps, elle s'anesthésie totalement et se
contracture en changeant de personnalité.
M. S.: Tandis que je me tenais près de la fenêtre, je vis les vents lumineux recommencer à bouillonner dans l'air. Ils brassaient l'espace merveilleusement et s'approchaient, lorsque soudain ils pénétrèrent dans la pièce. Ils s'écoulèrent ainsi à grands flots jusqu'à moi, puis je les sentis dans mon propre corps, soumis à une sorte d'attraction lunaire, et tout à coup, en une tornade pâle, ils enroulèrent leur énergie dans le ciel, et m'emportèrent.
M. S.: Tandis que je me tenais près de la fenêtre, je vis les vents lumineux recommencer à bouillonner dans l'air. Ils brassaient l'espace merveilleusement et s'approchaient, lorsque soudain ils pénétrèrent dans la pièce. Ils s'écoulèrent ainsi à grands flots jusqu'à moi, puis je les sentis dans mon propre corps, soumis à une sorte d'attraction lunaire, et tout à coup, en une tornade pâle, ils enroulèrent leur énergie dans le ciel, et m'emportèrent.
Obs. 7. -- Quand je
marche dans la rue, mes vêtements semblent ne plus être à moi, ils paraissent
tomber; je n'ai plus rien sur moi, plus de ventre, plus rien, on dirait que je
perds mon épaisseur.
Obs. 8. -- Mon
corps se vide tout d'un coup, je ne suis plus que du vent.
M. S.: Mon ombre est montée le long de mes
jambes, et elle s'est mise debout, à mes côtés! Elle m'a pris la main, comme
une petite amie, et elle m'a entraînée à la suivre. Elle marchait vite, mais je
la suivais, trop curieuse de ce qu'elle allait me montrer peut-être. Auteur de
nous une lumière étrange flottait, et je voyais sur elle son profil - son beau
profil d'ombre - qui se détachait. Nous finîmes par arriver dans une vallée
noir. Et je sus que c'était la mort. alors est-ce mon cœur qui a force de
cogner finit par se rompre, et se rompant à me détacher, mais je me retrouvai
soudain seule. La campagne était silencieuse, seuls quelques oiseaux chantaient
dans les branches - oh! je suis désolée de donner une image si convenue, mais
c'est la vérité! Dans cette vallée où le silence régnait en dieu, on entendait
des oiseux, comme dans un jour d'été. Je compris alors que je m'étais attardée,
et avec un sentiment inexprimable étouffant dans mon esprit, je repris ma
marche, d'un bon pas, d'un très bon pas! comme si de rien n'était… afin de ne
pas être repérée par les mauvaises puissances qui rôdaient, et n'attendaient
qu'une faiblesse de ma part. Je sentais qu'il me fallait feindre l'assurance à
tout prix, car la monture sans quoi sent bien qu'elle est le maître, et il ne
faut pas un instant avant qu'elle ne nous emporte dès lors furieusement dans
l'enfer, tout sabot cognant et son écume brûlante qui gicle sur la peau.
Obs. 9. -- Je sais
seulement encore que le paysage automnal devant lequel je me trouve, sans
changer de place, était pénétré d'un autre espace. Si fin et si invisible.
C'est à peine si on pouvait le constater. Ce second espace était obscur, ou
vide, ou terrifiant; il est difficile de dire laquelle de ces expressions serre
de plus près la vérité. Tantôt un espace semblait se mouvoir, tantôt ils
allaient l'un au travers l'autre. Ils s'entrecoupaient. Je ne sais de quelle
façon. Il est faux de parler d'un seul espace. Car la même chose se passait en
moi. C'était une interrogation continue qui s'adressait à moi, un ordre de me
reposer, de mourir même, ou de continuer à avancer.
Obs. 10. -- "Avant j'étais monsieur et
maintenant je suis fillette; j'aurais dû avoir onze ans, mais ils ne m'en ont
donné que sept..." Son sexe pas plus que son âge ne lui appartiennent,
elle est saisie dans ce que l'être est au plus intime de lui-même et cela va
encore plus loin, elle est indifférenciée dans son sexe, ambivalence de sa
forme humaine: "Mon bas, cela fait garçon et fillette...
Miriam Silesu: "Les vases communicants de la mort et de la vie", Supérieur Inconnu, avril-juin 1998; et "Cinéraire", L'édition Lettres vives -- Les observation psychiatriques n° 1., 2., 5., et 3., 6., (Paul Sollier, "Quelques cas d'autoscopie", Journal de psychologie normale et pathologique, 1908; et "Les phénomènes d'autoscopie", Félix Alcan, 1903); n° 4., 10., (Christiane Thouzery-Loras, "Espace et distance", Prix "confrontations psychiatriques", 1977); n° 7., 8., (Pierre Janet, "Les sentiments dans le délire de persécution", Journal de psychologie normale et pathologique, 1908); n° 9., (Franz Fischer, "Raum-Zeit-Struktur und Dukstörung in der Schizophrenie", cité par Eugène Minkowski, "Le problème des hallucinations et le problème de l'espace", L'évolution psychiatrique, n°3, 1932)
Les thèmes et les paroles de récit du schizophrène ne sont
pas librement choisis, mais avec une terrible contrainte.
"Je voudrais, Seignor Tasso, que vous sachiez que les fables et
les inventions poétiques doivent servir le sens allégorique de telle manière
qu'en elles-mêmes n'apparaisse pas une ombre de contrainte; faute de quoi on
donnera dans le laborieux, dans le forcé, dans le tiré par les cheveux, le
hors-propos." Lettre de Galilei Galileo à Torquato Tasso
voir mon blog: épilepsie sublimée