mardi 26 février 2019





   Miriam Silesu: Elle était assise au bord du chemin, sur un petit talus dans une plaine immense où d'énormes rochers semblaient des vagues pétrifiées sous le regard de Méduse du soleil. Lorsqu'elle leva les yeux vers moi, je fus saisie par la perfection de sa tristesse. Elle ne déformait aucun de ses traits, et si je sus qu'elle était triste, d'une tristesse telle que je n'en avais jamais vue de plus profonde peut-être, c'était du fait d'une impression obscure répandue dans tout son être, et que ses gestes, pourtant d'une grande retenue, semblaient incarner encore. Je m'approchai d'elle lentement, soucieuse de manifester mon respect. Mais elle me regarda avec des jeux d'une intensité si claire que j'eus honte de ma discrétion comme d'un excès. Arrivée près d'elle, je lui souris, incapable finalement de lui dire quoi que ce soit qui m'eût paru valoir la peine. Elle dut comprendre ce que je pouvais ressentir, et c'est avec une tendresse que je n'oublierai jamais, que pour me rassurer sans doute, elle me prit la main. Alors je n'hésitai plus. Et je murmurai: "Madame..." Son regard se ferma un peu plus sur le mien, mais sans aucune agressivité, avec cette concentration neutre plutôt  de l'attente. Et je continuai le plus simplement que je pus: "Madame, pourquoi souffrez-vous?" Elle baissa les yeux dans un mouvement instinctif de pudeur. Il était trop tard pour l'en empêcher, et je demeurai silencieuse, gênée d'avoir pu la blesser ainsi alors que je n'étais rien comparée à elle. Je vis alors soudain avec plus d'acuité le paysage auteur de moi. La femme eut un mouvement, et comme si elle avait tiré sur un drap où nous aurions été enveloppées ensemble, je bougeai un peu moi aussi à ses côtés -- car je m'étais assise auprès d'elle. Elle se tourna ensuite vers moi, et elle dit d'une voix sourde: "Je ne souffre pas". Pourquoi fus-je aussi émue en entendant ces mots? … Oh! cette femme était si belle, si parfaite! Je lui touchai l'épaule dans un sentiment d'humilité presque oppressant, mais qui ne me rendait pas moins avide pourtant de lui faire sentir que je comprenais, aussi dérisoire que pût être mon degré de compréhension. Je désirai de toutes mes forces ne plus respirer, disparaître… afin qu'elle ne me vît plus dans toute cette inexactitude qu'est être. Mais tout à coup, je fus prise dans un tourbillon. Une lumière se mit à briller comme un vol d'oiseaux enflammés dans le grand ciel nu. Et voilà, je suis ici. Un soleil aussi blanc que de l'étain repose derrière les forêts brunes qui se lèvent à l'horizon des champs dans une immobilité de remparts. Une silhouette soudain s'approche dans l'air poussiéreux. Elle vient vers moi. Et plus elle s'avance, plus je vois que cette femme -- car c'est une femme, une femme aussi menue qu'un ivoire, avec des cheveux qui flottent doucement -- est très jeune. Et lorsqu'elle arrive près de moi, c'est presque une enfant qui me dit: "Madame..."
   Observation 1. -- Lorsque j’entrais dans le cimetière, il y régnait un silence qui m'impressionna un peu. J'arrivais à la tombe de mon père quand une jeune fille portant des roses s'en approcha aussi. Elle me regarda tristement et je constatai que, vêtue comme moi, elle me ressemblait. Une autre moi-même. C'était comme une soeur jumelle, elle marchais doucement, ses regards étaient un peu tristes et, lorsqu'elle s'est assise près de moi, elle était si vivante que je criai  et tout disparut au moment où elle allait me poser la main sur l'épaule.
   M. S.: Une absence fait résonner tout l'espace, le vide, par une fracture soudain que rien ne corrige, aucun raison, et dans laquelle toute réalité s'engloutit.
  Toutes ces absences qui ont uni leur faisceau en une pointe unique qui m'a crevé l'esprit.
   Obs. 2. -- Etant enfant, à quatorze ans, elle fut prise pour la première fois à table de la pensée qu'elle ne savait plus qui elle était. Elle se leva brusquement de table, affolée, et demandant à ses parents qui elle était. Cela dura plusieurs heures. Elle eut à plusieurs reprises le même phénomène. Dans ce moment elle ne sait plus son nom, il lui semble que son cerveau est tout blanc, sans forme, et disparaît. Elle ne sent plus son corps, et se lève quelquefois pour se chercher elle-même. 
      M. S.: Je la vois, je la sens d'une manière très distincte. Elle fait au fond de moi une tranchée secrète. Elle n'est pas mon double, c'est moi plutôt qui suis son double. Elle est quelque part dans un labyrinthe aux parois de verre qui me permettent de la voir sans pouvoir la rejoindre. J'essaie d'aller à elle, mais je ne cesse de heurter contre les parois transparentes, pleines de traîtrise. Ne pas parvenir à l'atteindre malgré tous mes efforts me met au comble du désespoir, et chaque fois qu'un mur de verre me cogne, il fait éclater en moi un sanglot qui ne vient pas jusqu'à ma poitrine, et meurt sombrement, dans une décomposition silencieuse qui m'étreint. Pourquoi suis-je séparée d'elle puisqu'elle est mon corps? C'est si insupportable… J'ai dit qu'elle était moi il me semble, il faudrait rectifier, car elle n'est pas quelqu'un, et si c'est un être cependant, c'est un être impersonnel, et je ne crois pas qu'elle serait différente si j'étais une autre. 
      Obs. 3. -- Un soir qu'elle était assise près d'une table où il y avait une petite lampe, ne faisant rien, et rêvassant, elle se vit tout à coup comme dans une glace -- c'est elle-même qui me l'expliqua ainsi. -- Elle avait mêmes vêtements, mêmes mains et même figure. Mais ce qui l'effraya surtout, c'était de voir ses yeux qui la regardaient effarés. Elle se voyait respirer et vivre à l'unisson avec elle-même. C'est l'hallucination spéculaire parfaite. Elle ne proféra aucune parole. Elle ne sait plus ce qu'elle a ressenti alors. "Je ne sais ce que je sentais, dit-elle, c'est comme si c'était moi qui avais été en face." Et pensant à ces yeux qui avaient l'air effaré, elle me fit la réflexion que les siens devaient avoir cette même expression dans le même moment, car elle était très effrayée. Cela dura une heure environ; puis tout devint noir et elle se retrouva dans son fauteuil courbaturée et toute tremblante.
    M. S.:  La vie n'est pas ce que l'on croit, et sa forme n'est pas celle qui apparaît. Tout est infiniment plus indirect qu'on ne l'imagine.
   Cela est en dehors de mon esprit, inaccessible à ce que je peux penser. Je ne sais rien. Je sens comme je sentirais dans une autre vie.
   Je suis l'œil d'un corps inconnu qui s'ouvre dans mon être, mais c'est ailleurs que les images sont vraiment vues.
  Dans ce terrible paysage, les portes, les bornes, les ponts… sont des morts et bien qu'ils nous rendent sensibles le paysage, ses limites, ses voies, ils ne nous parlent pas, et si nous croyons les entendre, ce n'est qu'en esprit, dans les résurrections de nos pensées.
  Vue imprenable sur la mort. On ne verra, de l'extérieur, que la chambre vide.
  Je ne serai plus que silence. A la première pensée je sauterai comme sur une mine.
     Obs. 4. -- J'ai reçu un coup de balle sur le front, un coup de hache sur la tête. J'ai un vide comme si on me retirait ce qu'il y a à l'intérieur de mon cerveau. Les gens le voient et c'est pour cela que j'ai changé ma coiffure.
      M. S.: Il y a quelqu'un en moi qui frappe à la porte. J'ai mis tous mes meubles pour l'empêcher d'entrer, mais maintenant j'entends frapper à la fenêtre… Je ne vois rien d'autre que le ciel, mais je redoute ce qui veut venir. Était-ce le ciel aussi qui frappe à ma porte après avoir fait le tour de la maison? 
    Obs. 5. -- Un jour, étant au sanatorium, elle monte chez elle, prise d'une peur qu'elle ne peut expliquer, et place un fauteuil devant la porte de sa chambre, comme pour se défendre contre l'entrée de quelqu'un. Elle tremble de tous ses membres. Elle se mit la tête dans les mains et se vit alors mais le visage seulement, devant elle, rougissante, tout près, face à face avec elle-même. Elle se dit alors avec angoisse: Je ne pourrai donc être seule puisque cette figure sera devant moi. C'était comme un reflet d'elle-même, me dit-elle. Elle rougissait et avait l'air de se moquer d'elle, cela ne dura d'ailleurs qu'une minute à peine et lui fit très peur, mais se reproduisit plusieurs fois.
      M. S.: Nous dormions dans une pièce dont la fenêtre était assez haute, presque collée au plafond. Je fus soudain réveillée dans la nuit. Je regardai la fenêtre et me sentis soulevée, happée par une force matérielle que je savais venir du ciel et qui venait se plaquer sur mon crâne en l'aimantant. je me retrouvai debout sur mon lit, littéralement saisie par cette force qui me collait à elle. Puis je vis un être qui s'esquivait de la pièce: une ombre noir, mais qui avait un corps. je pensai alors à la philosophie, assez inexplicablement, par un de ces raccourcis de l'esprit qui ne semblent absurdes que par le défaut dans lequel se trouve la raison d'en retracer le cours. Je songeai que malgré tout ce que je pourrais sentir dans ma vie -- et il semblait que je fusse amenée à connaître les phénomènes les plus déroutants -- je garderais toujours intact le souci et l'exigence d'une lucidité inflexible, même si je restais transparente et infiniment réceptive. Je m'en faisais la promesse. Sur le lit à côté du mien où dormait ma sœur (jumelle), je vis encore un de ces êtres absolument noirs. Il était assis et paraissait attendre ou observer. Puis il disparut, mais pas en s'enfuyant cette fois. Volatilisé. J'avais peur maintenant. Cette peur avait dû se glisser d'un seul coup sans que je m'en aperçoive, car elle m'envahissait tout entière alors que je ne me souvenais pas l'avoir éprouvée auparavant. Pour m'apaiser, je voulais me glisser dans le lit de ma sœur pour dormir avec elle, mais elle se mit à gémir et je crus que je l'avais réveillée, du coup je reculai, et je chuchotai seulement quelque chose à son oreille dont je ne me souviens pas. Afin de me rassurer et pour me montrer son affection -- car elle était endormie en même temps qu'éveillée, par une de ses contradictions insolubles qui sont le propre de la poésie et des rêves -- elle m'embrassa sur le front avec une grande tendresse, puis sur le visage, les yeux… Ses lèvres étaient toutes brûlantes de sommeil. Et finalement elle me donna un baiser, un vrai baiser! et un baiser si profond que je le sentis continuer dans ma bouche, plein d'une inquiétante vie. Alors je voulus m'échapper, pénétrée soudain par une conscience horrible, l'intuition absolue que je m'étais trompée, et tandis que je poussais un cri de terreur, je vis la fenêtre dans le mur qui éclate dans un silence épouvantable.
     Obs. 6. -- A la nuit tombante, jamais dans le jour, elle apercevait à 3 mètres environ devant elle un fantôme qui lui ressemblait, mais en plus petit et habillé comme elle. Cela l'effrayait; elle s'arrêtait, et, si elle était seule, cela durait quelquefois pendant une heure. Alors le fantôme tournait sur la droite, toujours, en gardant sa distance et disparaissait derrière elle. "C'est, dit-elle, comme une ombre qui tourne avec le soleil." Cela la gênait, l'empêchait de respirer. La fantôme disparaissait dès qu'il y avait de la lumière. "S'il n'y en avait pas, dit-elle, je partais dans le domaine des rêves." En effet, dès qu'elle est dans l'obscurité pendant quelque temps, elle s'anesthésie totalement et se contracture en changeant de personnalité. 
   M. S.: Tandis que je me tenais près de la fenêtre, je vis les vents lumineux recommencer à bouillonner dans l'air. Ils brassaient l'espace merveilleusement et s'approchaient, lorsque soudain ils pénétrèrent dans la pièce. Ils s'écoulèrent ainsi à grands flots jusqu'à moi, puis je les sentis dans mon propre corps, soumis à une sorte d'attraction lunaire, et tout à coup, en une tornade pâle, ils enroulèrent leur énergie dans le ciel, et m'emportèrent.

     Obs. 7. -- Quand je marche dans la rue, mes vêtements semblent ne plus être à moi, ils paraissent tomber; je n'ai plus rien sur moi, plus de ventre, plus rien, on dirait que je perds mon épaisseur. 
     Obs. 8. -- Mon corps se vide tout d'un coup, je ne suis plus que du vent. 
    M. S.: Mon ombre est montée le long de mes jambes, et elle s'est mise debout, à mes côtés! Elle m'a pris la main, comme une petite amie, et elle m'a entraînée à la suivre. Elle marchait vite, mais je la suivais, trop curieuse de ce qu'elle allait me montrer peut-être. Auteur de nous une lumière étrange flottait, et je voyais sur elle son profil - son beau profil d'ombre - qui se détachait. Nous finîmes par arriver dans une vallée noir. Et je sus que c'était la mort. alors est-ce mon cœur qui a force de cogner finit par se rompre, et se rompant à me détacher, mais je me retrouvai soudain seule. La campagne était silencieuse, seuls quelques oiseaux chantaient dans les branches - oh! je suis désolée de donner une image si convenue, mais c'est la vérité! Dans cette vallée où le silence régnait en dieu, on entendait des oiseux, comme dans un jour d'été. Je compris alors que je m'étais attardée, et avec un sentiment inexprimable étouffant dans mon esprit, je repris ma marche, d'un bon pas, d'un très bon pas! comme si de rien n'était… afin de ne pas être repérée par les mauvaises puissances qui rôdaient, et n'attendaient qu'une faiblesse de ma part. Je sentais qu'il me fallait feindre l'assurance à tout prix, car la monture sans quoi sent bien qu'elle est le maître, et il ne faut pas un instant avant qu'elle ne nous emporte dès lors furieusement dans l'enfer, tout sabot cognant et son écume brûlante qui gicle sur la peau.
   Obs. 9. -- Je sais seulement encore que le paysage automnal devant lequel je me trouve, sans changer de place, était pénétré d'un autre espace. Si fin et si invisible. C'est à peine si on pouvait le constater. Ce second espace était obscur, ou vide, ou terrifiant; il est difficile de dire laquelle de ces expressions serre de plus près la vérité. Tantôt un espace semblait se mouvoir, tantôt ils allaient l'un au travers l'autre. Ils s'entrecoupaient. Je ne sais de quelle façon. Il est faux de parler d'un seul espace. Car la même chose se passait en moi. C'était une interrogation continue qui s'adressait à moi, un ordre de me reposer, de mourir même, ou de continuer à avancer.  
   Obs. 10. -- "Avant j'étais monsieur et maintenant je suis fillette; j'aurais dû avoir onze ans, mais ils ne m'en ont donné que sept..." Son sexe pas plus que son âge ne lui appartiennent, elle est saisie dans ce que l'être est au plus intime de lui-même et cela va encore plus loin, elle est indifférenciée dans son sexe, ambivalence de sa forme humaine: "Mon bas, cela fait garçon et fillette...

   
    Miriam Silesu: "Les vases communicants de la mort et de la vie",  Supérieur Inconnu, avril-juin 1998; et "Cinéraire", L'édition Lettres vives -- Les observation psychiatriques n° 1., 2., 5., et 3., 6., (Paul Sollier, "Quelques cas d'autoscopie", Journal de psychologie normale et pathologique, 1908; et "Les phénomènes d'autoscopie", Félix Alcan, 1903); n° 4., 10., (Christiane Thouzery-Loras, "Espace et distance", Prix "confrontations psychiatriques", 1977); n° 7., 8., (Pierre Janet, "Les sentiments dans le délire de persécution", Journal de psychologie normale et pathologique, 1908); n° 9., (Franz Fischer, "Raum-Zeit-Struktur und Dukstörung in der Schizophrenie", cité par Eugène Minkowski, "Le problème des hallucinations et le problème de l'espace", L'évolution psychiatrique, n°3, 1932)










     Les thèmes et les paroles de récit du schizophrène ne sont pas librement choisis, mais avec une terrible contrainte.
  "Je voudrais, Seignor Tasso, que vous sachiez que les fables et les inventions poétiques doivent servir le sens allégorique de telle manière qu'en elles-mêmes n'apparaisse pas une ombre de contrainte; faute de quoi on donnera dans le laborieux, dans le forcé, dans le tiré par les cheveux, le hors-propos." Lettre de Galilei Galileo à Torquato Tasso
    

                        voir mon blog: épilepsie sublimée